De la boxe
Yacine, entraîneur au club de boxe parisien Pankras, que je fréquente depuis quelques années, est depuis un mois et demi champion du monde de boxe française. Rien que ça. Jean-Philippe, autre entraîneur, vient de nous quitter pour aller assurer la sécurité de l'ambassade de France en Jordanie.
Je me suis demandé quelle pouvait être la dimension culturelle d'un sport aussi physique et, il faut bien le dire, aussi rugueux que la boxe. Se délivrer quelques châtaignes dans la physionomie n'a à première vue que de très lointains rapports avec la culture. On pourra toujours évoquer une «culture boxe», et plus spécifiquement une «culture boxe française», faites de références communes, de termes techniques, de combats paradigmatiques, etc. Un peu comme on parle d'une «culture d'entreprise», d'une «culture d'établissement», d'une «culture rock», (et même d'une «culture rockabilly»), d'une culture de n'importe quoi, boucherie-charcuterie, RATP ou philatélie.
Cet emploi pompeux du terme «culture» sert à donner une noble apparence à un ensemble de pratiques assez limité. La culture, prise dans ce sens, est divisible à l'infini, chaque sous-groupe se réclamant de sa propre «culture». A terme, toute cellule individuelle est une culture. Pourquoi pas une «culture Durand» et une «culture Duchose»? Et pourquoi s'arrêter là? Un jour, parions-le, quelqu'un dira que la culture de mon système lymphatique diffère de la culture de ma structure osseuse.
Cette conception particularisante me paraît contradictoire avec la notion même de culture. Bien entendu, il existe des cultures, qui se définissent par leurs différences avec les autres. En ce sens, on parlera notamment de cultures nationales. Mais ce n'est pas la même chose : ici, la culture occupe toute l'étendue d'un langage, d'une histoire, d'une représentation du monde et de l'homme. A la fois un particularisme, en effet, et ce qui le met en question et potentiellement le dépasse. La culture russe est ce qui, dans l'expression particulière de ce peuple, concerne aussi l'humanité. Dostoïevski est très russe, mais il n'est pas que cela. De même, si un individu est «cultivé», ce sera précisément en ce qui dépasse les limites de son individualité.
En ce sens, il faut renverser les termes : il n'y a pas de «culture rock», au sens où il s'agirait d'un ensemble fermé et limité, exclusif des autres et jaloux de ses particularités, mais une contribution particulière de la musique rock à un ensemble plus global, ouvert, inachevé, et qui est la culture dans son accomplissement toujours en cours.
Mais alors, quelle maigre contribution à la culture peut-on envisager en ce qui concerne l'art du bourrepif, la pratique du coup de latte dans la gueule?
La boxe, curieusement, est l'un des sports les plus littéraires. Beaucoup d'écrivains l'ont pratiquée (Hemingway, Cravan, Jean Prévost...), beaucoup d'écrivains en parlent (Mailer, Ellroy, Louis Hémon, Morand, Vallès, Joyce Carol Oates, Montherlant, Jack London...). Moins pour la boxe française, mais Théophile Gautier, par exemple, s'y est intéressé. Toutefois, le fait d'être un objet culturel ne signifie pas pour autant qu'une pratique quelconque est un vecteur culturel. Ce n'est pas parce que beaucoup d'écrivains s'intéressent aux insectes que les insectes produisent de la culture.
Personne n'hésiterait, pourtant, à ranger la danse parmi les pratiques culturelles. Or la boxe, dans l'usage du corps qui s'y pratique, n'est pas si éloignée que cela de la danse (impacts exceptés, certes). Mais, dans la danse, il y a la musique, il y a un créateur qui invente une chorégraphie, etc. Rien de tout cela dans la boxe française. Pourtant, aussi discrète que soit sa dimension culturelle, je crois qu'elle n'est pas nulle. Cela ne tient pas seulement au fait que, comme toute pratique sportive, elle a une histoire, un langage, une sociologie. On peut aussi la trouver dans ce qui la constitue intrinsèquement, et qui en fait un art, comme l'équitation ou la danse. Un art aux moyens d'expression limités, mais un art tout de même.
Comme dans tout art corporel, l'entraînement, lorsqu'il parvient à produire le beau geste, le geste qui touche à la perfection, réalise la synthèse du physique et du mental. Ce que l'on peut aussi appeler la grâce : ce moment où la pensée cesse de vouloir le geste, dans une intention encore détachée de son objet, mais devient le geste même. La grâce du boxeur est la même chose que l'inspiration de l'écrivain. Sans inspiration, ma pensée et mon matériau, les mots, demeurent à distance, séparés. Dans ce que j'écris, cette séparation est partout sensible. Il y a de l'intention, mais elle ne s'est pas fondue dans son objet. Et puis l'inspiration arrive. Le plus souvent, elle arrive à force de pratique, à force de tentatives et d'échecs. Alors, dans la grâce de l'inspiration, on ne peut plus dire que j'aie eu explicitement l'intention d'écrire ceci ou cela, pas plus que le boxeur n'a explicitement l'intention de placer son pied ici, son bras là.
Pourtant, ces gestes procèdent bel et bien d'un vouloir, mais d'un vouloir que l'entraînement est parvenu à complètement fondre dans le rythme corporel. Il y a des champions de boxe française qui ont l'air de ne jamais toucher terre. Ils volent et virevoltent, le rythme des gestes est aussi parfait qu'un beau rythme de phrase. L'idéal de la littérature, comme de la boxe, c'est de produire un enchaînement, ou un texte, entièrement pensé et entièrement détaché du vouloir. Cette ascèse mentale est une démarche culturelle parce qu'elle produit de la beauté. Voilà pourquoi une belle châtaigne, quoi qu'on en pense, a quelque chose de spirituel. Pour ma part, je sais que je resterai un ordinaire bourrin de la boxe. Mais il y a d'authentiques artistes. Si vous en doutez, allez voir quelques combats de Yacine sur le site de Pankras.
P.J.
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